Les maisons d’écrivains : la maison d’Elsa et d’Aragon

J’ai passé une partie de ma vie dans les livres, au milieu de personnages forts, faibles, passifs ou violents. J’ai aimé avec eux, j’ai ri et pleuré avec eux. Et j’ai mis toute ma force et ma passion à les faire connaitre et aimer de mes élèves. Aujourd’hui, alors que je n’ai plus grand monde à convaincre, j’ai décidé de donner un but à mes escapades en France en pénétrant plus avant dans l’univers des écrivains qui ont fait la gloire de la littérature.

De Saint Arnoult en Yvelines, je ne connaissais jusque là que le célèbre péage où s’entassent des milliers de voitures lors des chassés-croisés des vacances.

Et puis, au hasard de recherches, j’ai découvert que tout près du péage, se nichait la jolie maison d’Elsa Triolet et de son compagnon Aragon. Parisiens dans l’âme, ces deux amoureux ont acheté cet ancien moulin entouré d’un parc de 6 hectares, pour se reposer loin de la foule et y accueillir leurs nombreux amis.

La maison est dans l’état où les deux écrivains l’ont laissée. Elsa est morte ici, dans le parc, frappée par une crise cardiaque. C’est Aragon qui l’a ramenée sur son lit. Il n’y est plus revenu ensuite tant le souvenir de sa compagne était présent. Il faut dire que c’est elle qui s’occupait de la décoration et de l’aménagement du parc.

On ne peut malheureusement pas prendre de photos à l’intérieur de la maison ni, même si les livres sont présents dans toutes les pièces, voir la bibliothèque de 30000 livres, réservée aux chercheurs. Mais c’est tout aussi bien car cela laisse place à l’imagination et à la découverte.

La visite guidée nous raconte surtout l’histoire de l’ amour profond qui a uni ce couple, contre vents et marées, de 1928, année de leur rencontre , à 1970, année de la mort d’Elsa. Ce beau poème d’Aragon « Les yeux d’Elsa » nous laisse bien rêveur et un peu envieux.


Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir se mirer
S’y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire

À l’ombre des oiseaux c’est l’océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L’été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés

Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie
Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure

Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L’iris troué de noir plus bleu d’être endeuillé

Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche

Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d’un firmament pour des millions d’astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux

L’enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l’averse ouvre des fleurs sauvages

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d’août

J’ai retiré ce radium de la pechblende
Et j’ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa

On passe de pièces en pièces au milieu de tableaux ou d’objets offerts par Picasso, Dali, entre autres. Quant aux livres que l’on trouve un peu partout, ils sont tous dédicacés de leurs auteurs.

En pénétrant dans la chambre d’Elsa, on a l’impression de d’entrer chez une copine qui a, comme tout le monde, ses petits secrets, comme celui de se gaver de romans policiers de la série noire, qu’elle cache dans son « armoire à somnifères », plutôt que chez la grande résistante et première femme lauréate du Prix Goncourt.

C’est émouvant aussi de voir les bijoux qu’elle fabriquait pour mettre « un peu de beurre dans les épinards » du couple qui avait, en un temps, du mal à boucler leurs fins de mois, et de l’imaginer dans son bureau où elle écrivait en regardant au loin l’endroit exact où elle sera enterrée avec l’homme de sa vie.

Pour la petite histoire, en France, il est interdit de se faire enterrer dans son jardin, aussi grand soit-il, mais Aragon a demandé la permission à Gorges Pompidou… qui lui a accordée. Sur la dalle blanche une très jolie déclaration écrite par Elsa :

C’est sûrement de ce bureau, qu’elle a écrit cette lettre qui nous rassure un peu : ah, chez eux non plus, tout n’était pas toujours rose et idyllique et cet Aragon, qui lui offrait tout de même un cadeau à chacun de leurs anniversaires de rencontre, avait aussi besoin qu’on lui remonte les bretelles! Un homme, une femme, un couple, en somme!

« Il n’est pas facile de te parler. Tu sembles oublier que nous vivons l’épilogue de notre vie, qu’ensuite il n’y aura plus rien à dire et que l’index lui-même d’autres le liront — pas nous.

Je te reproche de vivre depuis trente-cinq ans comme si tu avais à courir pour éteindre un feu. Dans ta course, il ne faut surtout pas déranger, ni te devancer, ni t’emboîter le pas, ni te suivre — quel que soit l’ouvrage — aussi bien couper des branches sèches, il ne faut surtout pas s’aviser de faire quoi que ce soit avec toi, ensemble. Cette dernière entreprise est bien ce que j’avais vécu de plus affreusement triste. Tu es là à trembler devant mes initiatives, jamais tu ne discutes, tu ne fais que crier ou tu « prends sur toi ». Le plaisir normal de faire quelque chose ensemble, tu ne le connais pas. Un mot anodin à ce sujet et tu te mets à m’expliquer la montagne de choses que tu as à faire. Comme au téléphone, tu racontes toutes tes activités, à n’importe qui, pour expliquer que tu ne peux pas voir ce quelqu’un justement maintenant. En somme, rien de changé depuis l’exposition anti-coloniale.

Pourtant, il serait peut-être aussi urgent de parfois nous rencontrer. Il nous reste extrêmement peu de temps, et tu le sais mieux que quiconque. Mon Dieu, ce que la sérénité me manque, toute une vie comme dans la voiture où je ne peux jamais te dire « regarde ! » puisque toujours tu lis ou tu écris, et qu’il ne faut pas te déranger.

J’étouffe de toutes les choses pas dites, sans importance, mais qui auraient valu la vie simple, sans interdits. Avoir constamment à tourner la langue sept fois avant d’oser dire quelque chose, de peur de provoquer un cyclone — et lorsque cela m’échappe, cela ne rate jamais ! J’y ai droit.

Pourquoi je te le dis ? Pour rien. Comme on crie, bien que cela ne soulage pas. La solitude n’est pas le grand thème de mes livres, elle l’est — de ma vie. J’y suis habituée, je m’y plais après tout. À l’heure qu’il est, le contraire me dérangerait. Ce que je veux ? Rien. Le dire. Que tu t’en rendes compte. Mais j’ai déjà essayé, je sais que c’est impossible. Et si tu me dis encore une fois combien juste maintenant tu tiens tout à bout de bras — je casse tout dans la maison ! Je ne mendie pas, rien, ni ton temps, ni ton assistance, ce que je ne supporte pas c’est la manière dont tu te tiens sur la défensive, les barbelés et les fossés. Ma peine te dérange, il ne faut pas que j’aie mal, juste quand tu as tant à faire. Moi aussi je prends sur moi, et même je ne fais que cela. À en éclater, à sauter au plafond. Même ma mort, c’est à toi que cela arriverait.

Et puis — zut ! Je suppose que quand on n’a pas de larmes, il vous faut une autre soupape. Allons mettons que ce que je ressens soit pathologique, et consolons-nous avec ça. Autrement tu vas encore me sortir que « tu as encore commis un péché… » Et si c’était vrai ? Un péché contre un semblant de bonheur. Je te rappelle seulement l’heure : nous en sommes à moins cinq. Ne me dis pas à mois six et demi, parce que c’est la même chose. »

Et, c’est nostalgique que l’on quitte les lieux…

Le musée est ouvert tous les jours à partir de 14h00. Les visites se font sur réservation uniquement. A vous de jouer!

Chantal cadoret

Laisser un commentaire

Revenir en haut de page